Gret Haller
La Bosnie 10 ans après Dayton : D'une structure ethnique vers une structure d'état?
Sur la voie d'une conception influencée par le modèle des États-Unis vers une conception européenne des droits de l'homme
Conférence donnée dans le cadre du séminaire « Peacebuilding and peacekeeping concepts, strategies and initiatives for a peaceful Europe » de l'Association des États Généraux des Etudiants de l'Europe (AEGEE), le 10 décembre 2005 à Genève

Il y a dix ans les accords de paix de Dayton ont été signé à Paris. Ils ont mis un terme aux atrocités de la guerre qui durait depuis des années, aux campagnes d'expulsion et d'épuration ethniques que l'on n'aurait plus cru possibles en Europe au cours des quelques décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Les guerres des Balkans ont bouleversé l'Europe. Le monde a réagi à l'horreur de la Seconde Guerre mondiale en créant de nouveaux instruments dans le domaine des droits de l'homme et l'Europe a suivi le chemin de l'intégration jusqu'à la création de l'Union européenne afin de rendre irréversible l'établissement d'un nouvel ordre de paix. Mais nous n'avons pas réagi de manière aussi conséquente face aux atrocités en Bosnie-Herzégovine. Dix ans après les accords de Dayton, nous sommes amenés à constater que la pacification de la Bosnie n'a pas réussi. Certes, les armes ont été déposées et ne seront plus reprises grâce à l'intégration internationale. De même, si l'on compare la qualité de vie actuelle dans le pays à celle constatée pendant la guerre ou peu après, la différence est énorme. La situation personnelle de beaucoup de gens s'est considérablement améliorée. Toutefois, aucun renouveau n'a eu lieu, l'économie est dans le marasme et aujourd'hui encore, grand nombre de jeunes émigrent.

Mais surtout, au cours de ces dix dernières années, la Bosnie n'a pas trouvé son identité. Si elle n'a pas pu prendre le chemin de l'identité nouvelle ou retrouvée, c'est parce que les structures créées par les accords de Dayton ne l'ont pas permis. Toute personne qui a aidé à la reconstruction du pays sur place a pu se rendre compte – après une première phase d'enthousiasme euphorique – que la situation politique de départ prévue par les accords de Dayton faisait obstacle à la reconstruction et à la pacification du pays. Le nouvel État de Bosnie-Herzégovine avait été conçu exactement selon les frontières ethniques qui avaient mené à la guerre. Non seulement les lignes de démarcation sont devenues des frontières internes dans la structure d'un État fédéral, mais en plus – et ceci entraîne beaucoup plus de conséquences – une importante « ethnisation », sans précédent dans l'histoire de la Bosnie, a été introduite jusqu'aux structures les plus détaillées, comme elle n'avait pas existée dans l'histoire de la Bosnie pendant des siècles. Durant les premières années de l'application des accords de Dayton, ce défaut semblait être justifiable. Tout autre résultat n'aurait pas été négociable avec les anciens partis de guerre, expliquait-on. Dix ans plus tard, d'autres interprétations sont possibles, et surtout la comparaison avec les tentatives de construction d'un État en Afghanistan et en Irak révèle une similarité frappante. Dans tous ces foyers de crise, on a tenté d'établir une structure d'ordre par le biais de groupes ethniques ou religieux. Tous ces essais de « Nation-Building » étaient fortement – si ce n'est uniquement – influencés par les États-Unis.

On néglige souvent le fait que la conception de la société dans les États européens diffère fondamentalement de celle propre aux États-Unis. Depuis les débuts de l'émigration vers le Nouveau Monde, l'Amérique du Nord est marquée par un État minimal qui se base sur la religion ainsi que sur l'économie. Les puritains anglais considéraient que leurs communautés religieuses incarnaient l'ordre public même et n'avaient pas besoin d'un État. (1) Ils soumettaient l'État à la religion et définissaient ainsi la relation entre ces deux entités aux États-Unis une fois pour toutes et pour toutes les religions. De cette façon, plus de cent ans déjà avant la Révolution américaine, on a vu naître une situation de départ différente de celle de l'Europe, où la hiérarchie inverse avait été fixée par la paix de Westphalie en 1648. Une décennie avant que la Révolution française ne proclame l'égalité, la Révolution américaine avait consciemment laissé de côté la question sociale et avait mené en 1787 à une structure d'État où la minorité possédante devait être protégée de la majorité qui ne possédait rien. (2) La doctrine calviniste de la prédestination renforçait la justification religieuse et économique d'un État minimal : s'il est déjà évident du vivant d'une personne qu'elle est élue par Dieu d'après les biens terrestres qu'elle possède, il est également nécessaire d'avoir un certain degré d'inégalité entre les individus. (3) Or, les structures d'État vont toujours dans la direction d'un certain degré d'égalité. Pour toutes ces raisons, dans la conception de la société propre aux États-Unis, l'État n'est pas un phénomène formant l'identité, mais ce sont plutôt les divers groupes et communautés qui sont responsables de la cohésion sociale, intégrés dans une identité nationale qui ne repose pas sur la politique d'État mais sur la morale et la religion, vu que cette nation représente le Bien même. (4)

Si le « Nation-Building » en Bosnie ainsi que, plus tard, en Afghanistan et en Irak, n'était pas basé sur une identité politique du citoyen individuel et de la citoyenne individuelle, mais sur l'identité de groupe des communautés ethniques ou religieuses, c'est tout simplement parce que dans la pensée américaine, un État basé sur la citoyenneté n'existe pas en tant que tel. L'identité nationale aux États-Unis est fondée, d'une part, sur le Bien représenté par la nation et, d'autre part, sur l'identité démocratique. Cependant, celle-ci ne repose pas sur la conscience d'une participation parlementaire de la part du citoyen comme c'est le cas en Europe, mais sur la garantie des droits constitutionnels où des atteintes peuvent faire l'objet de poursuites judiciaires. La démocratie des États-Unis se définit surtout par le fait que chaque individu a la possibilité de défendre ses droits à tout moment. La personne privée conçue par les États-Unis n'a pas de responsabilité civique comme elle existe en Europe, responsabilité qui consiste à veiller à ce que l'État s'engage pour le bien public et que les droits de l'individu ne soient pas violés au départ. En Europe aussi, l'individu a la possibilité de faire valoir ses droits en justice, en cas d'atteinte aux droits de l'homme, elle dispose même de mécanismes de protection internationaux. Mais la philosophie européenne sur les droits de l'homme – qui a une influence considérable sur celle de l'ONU – exige également de l'État qu'il assure des conditions dignes. À ce sujet, des organismes internationaux permettent même de demander des comptes à l'État. Définie de cette manière, la conception européenne des droits de l'homme est beaucoup plus exigeante que celle des États-Unis.

Ces deux spécificités, d'une part le manque de citoyenneté dans le sens d'une responsabilité des actions de l'État et, par conséquent, une identité nationale basée sur l'appartenance à un groupe ou une communauté, et d'autre part la réduction des droits de l'homme à l'initiative de chaque individu, forment un cas particulier caractéristique des États-Unis. Pour eux, ces deux caractéristiques peuvent s'expliquer historiquement, mais dans le monde entier et dans la tradition européenne, elles ne sont pas partagées- sauf si l'on part de l'hypothèse que, dans le cadre de la mondialisation, les conceptions américaines des droits, de la démocratie et de la société s'imposeront comme normes internationales. Mais nous sommes encore loin de là. Dans les accords de Dayton, les deux particularités américaines susmentionnées ont été mises en pratique de façon conséquente. Ainsi, grand nombre de conventions internationales ont été intégrées dans le droit régional, même celles dont les dispositions ne sont pas encore applicables sur le plan international. On a créé beaucoup d'instances qui permettent aux individus de dénoncer des violations des droits de l'homme. Les compétences de ces instances se recouvrent partiellement et elles présentent d'autres erreurs structurelles dans les bases légales. (5) Apparemment, les acteurs de Dayton considéraient moins important un ordre légal consistant si l'individu avait suffisamment de possibilités de porter plainte. Mais l'accumulation de nombreuses institutions mal coordonnées ne constitue pas un État qui fonctionne.

La combinaison d'une structure de base ethnique dans la construction d'un État et de garanties complètes en ce qui concerne les volontaires au rapatriement a entraîné de graves conséquences. C'était précisément cette combinaison qui faisait obstacle à la possibilité de favoriser un engagement, selon la conception européenne, du citoyen et de la citoyenne pour une coexistence multiethnique. Elle renvoyait les individus à la lutte, telle qu'elle est comprise par les États-Unis, pour leurs droits individuels, s'ils voulaient réussir à imposer une coexistence multiethnique. Par conséquent, la responsabilité de la coexistence interethnique a été individualisée. L'individu n'avait aucune possibilité d'augmenter les chances d'une coexistence réussie par sa participation en tant que citoyen. Au contraire, il devait se rendre compte que certaines structures d'État avaient été créées exactement selon des lignes de séparation ethnique. À l'opposé, les individus possédaient quasiment tous les droits et garanties qui devaient leur permettre d'échapper aux contraintes causées par la structure de base concentrée sur les ethnies et de s'installer dans leur lieu d'origine, même si, entre-temps, les membres d'un autre groupe ethnique, qui s'opposaient à leur retour, s'étaient installés exclusivement ou majoritairement dans cette région. Pour être précis, les anciens habitants de ce pays étaient censés réussir – à travers le retour à leur ancien domicile – sur le plan individuel exactement ce que les accords de Dayton empêchaient sur le plan structurel et collectif de l'État.

De tels procédés non seulement en demandent trop aux individus – surtout à un peuple traumatisé par la guerre – mais ils affectent aussi la culture des droits de l'homme dans son ensemble, puisque que tout retour empêché semble être avant tout ou même uniquement une atteinte aux droits de l'homme. En effet, il s'agit d'une violation puisqu'il représente une privation de liberté de mouvement. Toutefois, en Bosnie, l'entrave au retour était surtout due à l'organisation de l'État. La culture des droits de l'homme peut aussi être affaiblie en provoquant artificiellement une inflation pour ainsi dire des violations des droits de l'homme. En résumé, on pourrait décrire Dayton comme un essai de rééduquer un peuple avec des traditions européennes en lui proposant une conception américaine des droits et de la démocratie, basée sur le dogme principal des États-Unis d'un État minimal. D'un point de vue politique et juridique, la responsabilité de l'application des droits de l'homme a été individualisée et ainsi « dénationalisée » : la responsabilité de l'individu – indispensable pour l'application des droits de l'homme à l'échelle mondiale – qui consiste à veiller, en tant que citoyen, à ce que l'État garantisse les droits de l'homme de tous ses habitants, a finalement été niée. Au lieu de cela, un « Nation-Building » s'est propagé au moyen de la reconquête individuelle du pays. (6) Ici, les accords de Dayton ont créé un système assez complexe. Plus tard, les États-Unis ont procédé de façon plus simpliste : en Afghanistan, il existait, après la chute du régime taliban, des structures ethniques qui constituaient la base d'une organisation fondée sur des groupes et des communautés. En Irak, enfin, une division en trois communautés ethniques et religieuses a eu lieu, ce qui pourrait provoquer la chute de cet État à l'avenir.

Globalement et à long terme, les structures d'ordre se développent en général de sorte qu'une société évolue graduellement d'une structure ethnique vers une structure d'État. Si les structures d'un État s'écroulent, ceci signifie toujours un pas en arrière, d'une structure d'État vers une structure ethnique. Le « Nation-Building » américain a tendance à mettre en scène le chemin direct de cette structure ethnique à une société d'État minimal. Or, ce chemin direct n'est pas possible, il ne s'est pas produit, non plus, dans l'histoire des idées des États-Unis. Le système d'État minimal américain n'a pu se développer qu'en tant qu'antithèse de la conception de l'État européenne, son chemin dans l'histoire des idées a parcouru les stades de « tribu-État-société d'État minimal ». Les deux premiers stades de l'évolution se sont déroulés en même temps qu'en Europe et ensemble avec les Européens, avant le début des mouvements d'émigration au 17e siècle. La pensée en communautés, typique de la société d'État minimal existant aux États-Unis, est trop proche de la pensée ethnique pour qu'une transformation directe soit possible. Certes, un individu est capable de faire ce chemin direct quand il émigre d'une société ethnique aux États-Unis. Mais là, il rencontre une structure stable, où la cohésion sociale est garantie par d'autres phénomènes que par la citoyenneté des pays européens. Dans les pays où les structures de l'État se sont écroulées, il n'y a pas d'autre moyen que de passer par la reconstruction de l'État. C'est uniquement sur la base d'un État et sur la base de la citoyenneté que les tribus, ethnies ou communautés religieuses hostiles peuvent être pacifiés et réintégrés. La question de savoir si le chemin mène à une société d'État minimal, doit rester ouverte à l'heure du « Nation-Building » et elle devrait surtout être réservée au peuple concerné, qui décidera là-dessus à un moment donné.

Les acteurs européens font bien d'étudier les différences entre la conception de la société et des droits de l'homme en Europe et celle aux États-Unis avant de passer à l'action, avant tout en ce qui concerne les actions menées en commun avec les États-Unis. Dix ans après la signature des accords de paix de Dayton, il ne reste qu'à espérer que la Bosnie cesse de souffrir du manque de reconnaissance des différences transatlantiques de la part de la communauté internationale. À Washington, on a officiellement célébré les dix ans des accords de Dayton. Toutefois, il est évident aujourd'hui que les accords de Dayton sont surtout soutenus en Bosnie par les leaders ethno-nationalistes, qui s'appuient sur un État minimal ancré dans les accords. Mais ceux qui ont reconnu le manque de citoyenneté comme un des défauts principaux, ont l'intention de changer de direction et de dépasser Dayton. Sur ce point, les nouvelles du pays concerné sont encourageantes : les médias bosniaques auraient rapporté les célébrations à Washington d'un ton plutôt réservé – on attacherait beaucoup plus d'importance aux efforts d'intégration européenne qu'à la rencontre symbolique en Amérique. (7)

1) Cf. Gret Haller, Politik der Götter, Europa und der neue Fundamentalismus, Berlin 2005, p. 19 ss

2) Alexander Hamilton / James Madison / John Jay, Die Federalist papers. (Übersetzt, eingeleitet und mit Anmerkungen versehen von Barbara Zehnpfennig), Darmstadt, 1993, p. 11 ss., 43 et 100

3) Cf. Rainer Prätorius, In God We Trust, Religion und Politik in den U.S.A., München, 2003, p. 38 ss.

4) Erhard Eppler décrit la signification de telles communautés en faisant référence à Alexis de Toqueville, Auslaufmodell Staat?, Frankfurt a.M. 2005, p. 48.

5) Cf. Gret Haller, Die Grenzen der Solidarität. Europa und die USA im Umgang mit Staat, Nation und Religion, Berlin, 2002, p. 107 ss; une traduction anglaise de ce livre sera publiée en 2006

6) Le « Nation-Building » (construction d'un État) par l'occupation individuelle des terres est un élément central dans l'histoire de l'Amérique, vu que l'Amérique du Nord a été peuplée par des « treckings » venant de la côte orientale. Or, ce « Going West » représente une particularité américaine par rapport au monde entier.

7) « Neue Zürcher Zeitung » du 24 novembre 2005